Les nuits sont fraiches dans les petites villes du Nord ; je m’en cogne pas mal sur le moment, bien à l’abri dans la chaleur boisé d’un rade – Sycamore Tree- distillant musique blues & bourbon de contrebande & je rêve d’un chat mort sur une voie ferrée quand la barmaid –mignonne brunette toute en boucles/ondulations – me tire de mes songes éthyliques, me murmure à l’oreille ;
« Casse-toi, poivrot ! J’suis pas une auberge ! »
Je zieute autour de moi, sans vraiment biter quoique ce soit à ce qui s’trame, la tronche encore embrumée : Tom Waits sur le gramophone louvoie son Wrong Side of the Road, sur les murs en plâtre fissuré une grande peinture représente deux taureaux qui s’emmanchent ; une autre montre le veuf de Nerval dégueulant au creux d’un fleuve calme. La barmaid semble furax, la clientèle fait mine de s’en foutre mais mate quand même la scène avant d’retourner à son verre. Sur la table en bois sombre qui m’servait de pajot y’a pas deux minutes s’entassent plusieurs grands verres vides, un carnet ouvert aux pages noircies de mes divagations foutraques & un bouquin de Jim Harrison – un Bon Jour pour Mourir. La jolie barmaid m’attrape par le col de chemise blanche/crade ; du haut de son mètre soixante-dix env. & semble-t-il sans effort, elle soulève ma maigre bidoche cramée pour la balancer sur les pavés de la rue des Sang-Bleus ; cette môme est pas croyable. Je redresse mon corps maigrelet/contusionné, parvient à me hisser sur une chaise en ferraille rouillée/peinture blanche éclatée ; je roule une cigarette & mate cinq gamines de pas-dix ans qui jouent sur le trottoir d’en face. Elles portent toutes les cinq des robes de couleurs différentes (blanche, rouge, noire, verte, bleue) très courtes, laissant entrevoir leurs sous-vêtements. Elles fument de vraies cigarettes –Blue Veins – & l’une d’elle, celle en rouge, a un de ces flingues, calibrés pour les gosses, à l’effigie d’une héroïne de bandes-dessinée, planqué dans sa culotte. J’refile quelques talbins à une des gosses, celle en bleue, pour qu’elle aille nous chercher des pintes de bière – Bloody Ale– mais la barmaid grille la manœuvre & vient calmement m’en coller une ;
« T’es pitoyable, va cuver ailleurs. »
Cruelle môme…J’cassos en claudiquant ; là-haut, le vieux frère Soleil plie bagage & j’ramasse un océan en orage sur l’coin de la gueule – ça m’dégrise. Un peu. Je songe à la môme, trônant en tailleur sur le zinc de son rade en bois, do-minant le sol couvert d’une assemblée d’âmes avinées venu s’égarer/s’oublier là. J’aimerais bien la r’voir. J’entre dans un diner’s au coin de la rue des Sang-Bleus & rêve à enquiller trois grandes tasses de café serré-serré : tentative vaine pour ce qui est de dessouler, l’idée étant simplement de m’rebrancher artificiellement la carafe afin d’être à peu près apte à articuler une phrase contenant sujet, verbe & complément. Ne plus savoir parler, ni même cogiter – pour un écrivain ou n’importe qui d’autre – ça la fout mal.
*
Je m’installe dans un box, sur une de ces banquettes en skaï usé, demande à un serveur maigrelet du café, des œufs & du bacon ; dans le jukebox : Reverend Glasseye – One More Smoke Before I Go. En attendant le café, j’allume une cancerette – Blue Veins – percute que la barmaid du Sycamore Tree ne m’a pas rendu mes affaires ; mon sac, mes carnets & mon bouquin sont restés là-bas. Chierie. Tant pis, j’irai les récupérer demain ; si j’y vais maintenant, je sens bien que je vais encore ramasser un taquet. Cruelle môme. Après trois clopes & toujours pas de bouffe ou de café en vue, je décide d’aller au bar me rencarder sur l’avancement de ma tambouille sus-commandée. Là, palabrent deux types sapés à l’identique : casquette de docker sur le crâne, mégot au bec, chemise de laine rouge & chino noir ;
« A l’époque, je bossais dans un port des Terres Libres, à environ plein de bornes au sud de Nashville. La Horde Sauvage m’a enfermé au MontVautour pour meurtre alors que je l’avais même pas tué cette pute ! Elle est morte en pondant son chiard, moi j’me servais juste de son corps. Et pas longtemps après ça, j’ai rencontré un oracle, une vieille radasse rencontrée dans un bordel. Elle m’a dit qu’elle avait eu connaissance par les dieux d’une Prophétie qui m’concernait ! Et la Prophétie raconte que le gosse de la pute reviendra à l’âge de dix ans se venger de celui qui aura souillé sa dépouille et si j’ai bien compté c’est cette année, ‘faut que j’me tire du Nord ! »
« Mon cher ami, en admettant que ta connerie de Prophétie soit vraie, t’as tout intérêt à rester ici boire un canon. Allez ! C’est moi qui te l’offre. En plus, j’te connais, t’es pas foutu d’compter tes doigts, t’es sur que ça fait dix piges ? »
« Merde, Pascal, t’es bien aimable mais tu bites rien ! La Prophétie a dit que… »
« Si la Prophétie est vraie, c’est que tout est écrit, si tout est écrit alors c’était déjà prévu que tu tombes sur cette radasse et qu’elle te raconte ton avenir ; doncz, ça fait partie de la Prophétie que tu essayes de lui échapper en prenant la fuite le jour-J parce que t’es trop con. Du coup, si tu veux lui faire la nique à ta conne de Prophétie, fais comme d’habitude et n’bouge surtout pas tes miches de saoulard et reboit un canon. »
Cette conversation me laisse sur le cul & j’me dis qu’à force de s’bouffer les pop-stars débiles, l’info en continue & le terrorisme le monde est devenu dingue – les gens s’masturbent une queue ramollie par les amphét’ & disent qu’ils cogitent. J’peux pas m’empêcher d’intervenir ;
« Mais alors il est aussi tout à fait possible que la Prophétie tienne compte du fait que ton pote t’avertisse de ne surtout pas bouger d’ici… »
« Putain, t’es qui toi ? »
« Jack. »
« Merde, Jack, t’as p’tet bien raison…T’en dis quoi, Pascal ? »
« J’en dis que j’en ai ras la fiole de tes conneries. Je rentre. »
Le dit-Pascal fout le camp en laissant tomber un talbin sur le comptoir, nous salue & passe la lourde : en face, un cinéma recrache son lot de spectateurs & un vent froid souffle sur leurs trognes en berne ; Pascal se fond dans la foule, disparait dans son ombre pleine & la bouffe ne daigne toujours pas se montrer. L’autre se tourne vers moi ;
« Dis voir Jack, t’es pas du coin ? J’t’ai jamais vu en ville, et vu ta tronche, j’pense pas non plus qu’tu sois d’la région. »
« Je viens de m’installer. J’suis arrivé de Nashville y’a deux jours. »
« Les Terres Libres, hein ? Et pourquoi qu’t’es v’nu dans c’trou glacé ? T’étais pas bien là-bas ? »
« Qu’est-ce qui peut bien pousser un type à traverser la moitié du pays pour s’installer dans c’patelin glacé ? »
« J’sais pas…Une gonzesse ? »
« Tout juste. »
« Ah. Merde. »
« Mwerfz. »
« Bon, j’ai pas trop d’mérite à avoir deviner, non-non, t’as bien la gueule du type à avoir sans arrêt des emmerdes avec les gonzesses, ouais-ouais. »
« Ah bon ? »
« Ouais. Eh ! Ca va ? »
« J’crois bien. »
« Bon-bon, c’est bien-bien, ‘faut jamais trop s’biler la tronche pour une gonzesse, ni pour personne, ça r’file des idées pas jolies-jolies. »
« Pourquoi tu doubles la moitié de tes mots ? »
« J’sais pas, ça fait toujours ça quand j’suis saoul… – saoul. »
« Hum. »
Là-dessus, la bouffe & la boisson se montrent enfin ; j’attaque mon assiette avec voracité, dévore le tout en trois fourchetées mais savoure le café chaud & dégueulasse, comme passé trois fois au filtre en serpillère. Le serveur – aussi maigre qu’un clou par temps de disette – ramasse ma vaisselle, se tire en cuisine & je peux le voir prendre une taff de crack avant de s’effondrer contre le frigo débranché ( ?!), accompagné du cuistot aussi décharné & transparent que lui – ils s’enlacent, se galochent & sombrent. Les boulots ingrats & répétitifs ont tendance à conduire les jeunes types à la folie & les transformer en vieux junky ; une fois que le singe est sur l’épaule, il est difficile voir impossible de l’en déloger. Ce singe peut prendre plusieurs formes : seringues, pailles, bouteilles, pipes, dés, cartes, vagins, pénis, biftons, flingues, sports extrêmes ; il est l’allumette & la mèche qui te fera sauter l’âme si t’y prends pas garde. ‘faut être un sacré putain de p’tit malin pour tâter d’ces conneries sans y succomber & j’suis trop fainéant pour être malin alors j’attends que le serveur radine son cul d’allumé pour lui commander un rhum – Snake’s Bite – avec du cola & un peu de citron vert. Ses glozzes plein de vides – incapable de percevoir son propre fil – le serveur funambulise vers le bar, me prépare un verre, me le ramène. Il est ailleurs, la tronche bouffée crue par son macaque. Je siffle mon verre & laisse le mien faire son boulot. Ce rhum j’lui trouve un goût dégueulasse & dans le juke-box Lightnin’ Hopkins enquille sur Ain’t Nothin’ Like Whiskey ; j’me dis qu’il a pas tord, commande un bourbon – Monkey Brain – avec deux glaçons & avant que je ne sois servi une gamine de pas-dix ans en robe rouge déboule dans le rade, dégaine un calibre d’enfant, le pointe sur le docker anonyme/nécrophile ;
« Il y a dix ans, tu as souillé la dépouille de ma génitrice… »
« Non, attends p’tite, écoute
La gamine n’écoute pas, tire trois fois. Le docker s’écroule dans sa légende rouge/rouge dégoulinante par les trous fumants illustrant sa poitrine inerte. La gamine fout le camp, poursuivie seulement par le blues que crach’encore le jukebox.
Le docker est mort & le monde s’en cogne.
On évacue le diner’s &
j’suis toujours saoul &
cette gamine a dix ans, en fait.
Putain d’chierie.
*
J’suis lessivé. Après le meurtre du docker, j’ai renoncé à retourner voir la môme du Sycamore Tree pour aller m’écrouler sur le pajot de la p’tite case minable que je loue depuis quelques semaines. Je me suis déshabillé, j’ai pris une douche & me suis allongé nu sur les couvertures mitées mais impossible de ronquer & ça fait presque six mois. Je n’ai jamais vraiment aimé dormir ; je trouve que c’est une incroyable perte de temps mais là, j’dois bien reconnaitre que le manque se fait sentir, j’en ai la caboche qui déraille. Derrière la vitreuse en poussière de ma piaule, le vieux frère Soleil radine ses miches & je termine de relire les Nuits Blanches en lâchant un sale pute à l’intention de cette Nastenka. & puis j’me dis que j’exagère, que le narrateur a décarré – probablement – a se montrer trop romantique au point d’en devenir flippant, que ces envolées lyriques le font passer pour un taré au palpitant trop excentrique. J’me traine à la cuisine, trouve une Bloody Ale dans le petit frigo, en prend une grande rasade en guise de p’tit déj’ & conclus ma réflexion en m’disant que le narrateur & Nastenka sont deux beaux couillons rescapés/paumés sous des cauchemars en ruines ; il lui fait la courte-échelle, elle s’en tire, se sauve vers que dalle ; lui reste comme un doux crétin, planté dans son sous-sol onirique aux relents de rat crevé. J’me traine (encore) au salon, glisse un disque de Howlin Wolf – Back Door Man – m’installe devant ma machine à écrire, une Underwood portative, en m’disant que ce matin est aussi mauvais qu’un autre pour se mettre au turbin. L’écriture est la pire chose qui soit & si tu me montres une seule personne affirmant adorer ce boulot à la con alors ce sera un bon menteur ou un mauvais auteur. Je pianote un titre : Les Nuits étaient chaudes dans les grandes villes du Sud, bois une belle gorgée & roule un joint en me disant qu’une muse se pointera p’tet hors de sa fumée. Que dalle, d’abord, & puis trois coups sur la lourde – pas celle de l’entrée, celle de la cuisine. Qui radine au p’tit matin par derrière ?
’cause I’m a back door man, the men don’t know
But the little girls understand, all right, yeah
J’me traine (& toujours) tandis que résonnent trois nouveaux coups & je me remémore une chierie de faits-divers sur des caves s’faisant braquer dès potron-minet (si, si) par des bandes de gamins sapés tout en blanc avec des chapeaux noirs à la con & des coques en plastique vissées sur les burnes. Z’ont du trop lire Burgess. J’hésite à prendre un couteau de cuisine, trois nouveaux coups me tirent de mes égarements en forme de réflexion vaseuse, j’oublie le couteau & ouvre la porte sur la barmaid du Sycamore Tree. Elle porte un sac en papier brun contenant des citrons verts, une boutanche de cola & une autre de rhum – Snake’s Bite. Elle porte aussi mon sac en bandoulière ;
« T’as oublié tes affaires cette nuit. J’me suis dit que t’en aurais besoin. »
« Merde ! »
« J’aurais préféré merci, mais de rien. »
« Hein ? Ah ! Ouais-ouais, merci, mais heu… merde ! J’ai cru à un braquage, j’aurais pu t’coller un bourre-pif, t’y as pensé à ça avant d’radiner ici à six plombes du mat’ ?! »
Elle hausse les épaules ;
« Pas vraiment. & puis, j’ai fermé tard, j’pouvais pas arriver avant. »
« Bon, rentres, tu dois t’geler les miches. J’vais t’faire du café. »
« J’ai piqué une bouteille de rhum, au boulot. »
« Coolz. Comment tu m’as trouvé ? »
« T’as laissé ton larfeuille avec tes papelards dedans. »
Je réalise alors que j’aurais été bien emmerdé si j’avais du payer pour ma bectance au serveur toxico & me surprends à songer que la mort du docker m’aura épargné de faire la plonge à sa place ou de trouver une combine pour lui planter un joli drapeau. La môme filoche au salon, dégotte dans mes cartons de vinyles un Patti Smith – Horses – & tandis qu’elle entame son Gloria, je considère cette cruelle môme glissant à nouveau de son pas léger vers la cuisine, ouvrant les placards à la recherche de godets ; debout sur les pointes, elle me semble comme une allégorie candide/antique des amours qui foutent le camp en deux ans sans s’retourner & ressassent sans cesse & se plantent dans les arbres fruitiers & sont assommés par les abricots pas encor’mûrs en cascade. Putain, j’suis raide ; je zieute mon Underwood portative, m’demande si ça vaut l’coup d’écrire tout ça sous ce titre pianoté y’a quelques minutes. La môme suit mon regard ;
« T’écris ? C’est génial ! »
« Pas vraiment, non. »
« T’écris quoi ? »
« Pas grand-chose en c’moment. »
« J’écris, moi aussi. »
« Vrai ? Tu m’feras lire ? »
« Hum. Nan. »
« Pourquoi ? »
« Tu supporterais pas, t’es trop sensible, ça s’voit. »
« Merde, t’as pas l’droit de m’faire un coup pareil ! »
« Quoi ? »
« Tu sais très bien c’que j’veux dire : tu peux pas m’laisser en plan après m’avoir balancé un truc pareil, maintenant, je dois savoir ce que tu peux écrire, tu peux pas m’laisser en rade avec seulement mon imagination. »
« Et pourquoi pas ? T’es écrivain, non ? »
« … »
Cruelle môme. Elle a l’air un peu dingue, elle a cet esprit fort, indépendant, résistant ; elle est de celles&ceux qui n’ont besoin de personnes pour exister, il y a cette sublime folie qui orne son regard en lumière noire. Elle me demande si j’ai déjà publié un truc, je réponds que non. Sans doute que j’ai trop tendance à prendre mes lecteurs pour des cons ;
« Ouais, t’as bien la gueule du type persuadé que le monde est rempli de crétins. Et t’aurais pas tord, si tu veux mon avis. »
C’est la seconde fois en une nouvelle qu’on m’dit que j’ai la « gueule du type qui… ». Je décide de m’en foutre & on s’installe dans le salon. La môme prépare deux verres de rhum/coke & citron vert, j’allume deux clopes – Blue Veins – & à travers leur fumée & la vitreuse en poussière, une antenne radio fait flipper les ondes aphones de la pièce ;
« Sur tes papiers, y’a marqué Jack. C’est vraiment ton nom ? »
« Yepz. »
« Jack ? »
« Yepz. »
« C’est pas un peu con, comme nom ? »
« Sans doute. & toi ? »
« Quoi, moi ? »
« Tu t’appelles comment ? »
« Anita. »
« J’trouve pas ça moins con que Bob. »
« Haha ! Non, sans doute pas. »
Sourire dingue, j’vide mon godet d’une traite. Je lui demande ce qu’elle fait dans la vie, à part abreuver des branques sans intérêt & écrire des trucs qu’elle préfère me cacher ;
« Je danse. »
« Tu m’fais voir ? Ou c’est comme tes textes ? »
Elle répond d’un rire, sirote son rhum, dit que c’est pas encore le moment ;
« Jack ? »
« Anita ? »
« Tu viens des Terres Libres, pas vrai ? »
« Yepz. »
« C’est à cause d’une gonzesse ou d’un mec que t’as déménagé ? »
« Une gonzesse. Mon ex-femme. »
« Elle t’as foutue dehors ? »
« Non, c’est moi qui m’suis tiré…Quoiqu’en y r’pensant, c’est p’tet bien toi qui as raison. »
« C’est à cause d’elle que tu picoles ? »
« Non, j’picolais déjà avant d’la rencontrer. »
« Elle en disait quoi ta femme ? »
« Que si j’suis un buveur, c’est à cause de Bukowski & Jim Morrison. »
« T’en dis quoi, toi ? »
« Qu’ma femme est une foutue conne. »
« Trinquons ! »
Nous trinquons & troquons Patti Smith contre Jesus & Mary Chains – Darklands – ; nous passons la journée à picoler en discutant littérature & en se passant des disques de rock’n’roll ; elle me parle d’un tas de trucs – sans jamais trop se dévoiler – on a quelques-unes de ces conversations qui s’mettent en branle d’elles-mêmes quand deux personnes se rencontrent & s’intriguent & se plaisent ; j’aime bien ces moments où l’on se raconte un tas d’histoires marrantes – ou tristes – des histoires qu’on n’oserait pas raconter à un autre moment parce qu’elles nous sembleraient inintéressantes/casse-burnes mais qui ici défilent en se foutant bien des aiguilles du coucou déglingué pendu au mur. Dehors, le jour se tire & dedans, on commence à avoir faim & on a toujours soif. Je monte au grenier, trouve pas de rhum mais une rouliarde de vin rouge dont j’avais complètement zappé l’existence / Anita fouille dans le frigo, nous prépare deux salades avec des œufs pochés & d’autres trucs dedans : c’est délicieux & on fait passer tout ça avec le vin fameux que je ne prends pas la peine de déguster ; j’ai jamais vraiment su faire la différence entre un bon cru & une piquette de bal musette, je m’dis que le goût d’un vin dépend aussi de la personne avec qui on le partage, un peu comme le sexe ou la musique & je repense au bouquin de Jim Harrison – Un Bon Jour pour Mourir – dans lequel il parle du « pouvoir trompeur de la musique » & du « romantisme exacerbé qu’elle pouvait inspirer » qu’en écoutant Girl from the Northern Country de Bob Dylan & Johnny Cash, on avait immédiatement envie de tailler la route jusque là-haut pour la retrouver, ou un truc dans le genre. Anita reprend son rôle de DJ & troque Darklands pour les Doors – Take It as It Comes – ; putain, sans rire ?! Cette môme me laisse pantois (mais si) & j’sais pas si c’est elle ou la picole mais j’me sens défaillir ;
« Pourquoi t’es venu jusqu’ici pour m’rendre mes affaires ? Après la beigne que tu m’as collé j’aurais pas cru que tu m’ferais une telle chandelle. »
« Hier soir, t’étais un sacré abruti. Et puis, j’avais déjà les glandes parce que j’étais pas supposée bosser. Et puis, t’es assez mignon dans ton genre. »
& puis comme souvent quand deux animaux se retrouvent en cage assez longtemps – le rhum & l’herbe & le vin & tout l’reste aidant- on a fini par se désaper & se coller au plumard. Là, une voix sonne en intracaboche : Mec, t’y arriveras jamais avec tout c’que t’as ingéré. Salope de voix interne, j’vais lui donner tord ! Anita & moi, on se jette tout emmêlé sur le lit pas-fait, elle dégage mon caleçon avant que j’ai pu m’attaquer à son soutif, me saisit la queue à pleine main & je vois dans son regard l’étonnement/déception de la trouver encor’inerte. Qu’à cela ne tienne, elle fourre sa langue dans ma bouche, me masturbe avec une frénésie mal-contrôlée – c’est un poil douloureux – & rien à faire. Je veux dévoiler ses seins, elle me tape sur la main, fait le boulot à ma place & toujours rien. J’crois bien que ma queue jalouse la relation que j’entretiens avec la bouteille & qu’elle se venge en restant d’un parfait immobilisme quand j’ai le plus besoin d’elle. J’ai toujours eu du mal à trancher entre les deux ; il est vrai que la bouteille l’a plus souvent emportée. L’amour charnel permet de s’oublier soi & le reste quelques instants, l’ivresse permet d’oublier ces instants, d’oublier qu’on est déjà mort après vingt ans, d’oublier qu’il reste un peu de vie, quelques beautés…Des beautés qu’on regrette aussitôt puisque le goût de trop-peu calfeutre l’ensemble alors on veut oublier cet art de la vie en instantané, comme un polaroïd tout gris prenant la poussière dans un grenier sans toit. Anita se marre ;
« T’es pas frustré ? »
« Ta gueule. »
Cruelle môme.
*
Les nuits sont fraiches dans les petites villes du nord ; je m’en cogne pas mal sur le moment, bien à l’abri dans la chaleur boisé d’un rade – Sycamore Tree- distillant musique blues & bourbon de contrebande & y’a comme un goût de redite, non ? J’croyais être mort mais le matin se lève, j’percute que je suis allongé à côté du lit ; une gueule de bois foutrement douloureuse & une chanson de Shivaree me reviennent en tronche & en simultanée : Goodnight Moon. Je descends au salon, Anita est déjà partie ; elle a pris le temps de mettre les verres dans l’évier, le tourne-disque grésille dans le vide & sur la porte de la cuisine, y’a un clou & un papelard :
tu m’auras bien fait chier, tiens…
je t’embrasse,
à plus tard
J’me calle devant ma machine à écrire, tape un nouveau titre :
Les Nuits sont fraiches
dans les petites villes du Nord
vide un reste de bière,
& fume une fin de joint.
Je me lève de ma chaise
& retourne au pajot.
les jours étranges s’échangent,
se démembrent mais semblent
parfaitement identiques.